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L'héritage du christianisme face au XXIe siècle
4. La Réformation

Francis A. Schaeffer
Editions La Maison de la Bible

La Réforme naît, en Europe septentrionale, en réaction contre les déformations apparues graduellement tout à la fois sous une forme religieuse et sous une forme profane, cependant que les hommes de la Renaissance se débattent avec le problème de l'unité des différents champs de l'expérience humaine et sont en quête d'un universel capable d'apporter une signification à la vie et à la morale. Au Sud, donc, la haute Renaissance, au Nord la Réforme; ces deux mouvements doivent toujours être examinés en parallèle: ils abordent les mêmes problèmes fondamentaux, mais l'opposition est absolue entre leurs solutions respectives et leurs conséquences.

La Réformation a eu ses précurseurs. John Wycliffe (vers 1320–1384), contemporain de Giotto, Dante, Pétrarque, Boccace, insista sur l'autorité souveraine de la Bible. Avec ses disciples, il est l'auteur d'une traduction anglaise de la Bible qui acquit une très grande notoriété sur tout le continent européen. Jan Hus, de Bohême, fut professeur à l'Université Charles, de Prague. Pour autant qu'on puisse en situer la période avec exactitude, il vécut entre 1371 et 1415, en même temps que Brunelleschi, Masaccio et Van Eyck. Il s'opposa aux influences humanistes dans l'Eglise, influences qui avaient conduit à placer l'autorité de l'Eglise sur un plan identique, sinon supérieur, à celle de la Bible. L'accent était mis sur les efforts de l'homme pour s'approprier les mérites du Christ.

Jan Hus revint aux enseignements de la Bible et de l'Eglise primitive; pour lui, la Bible est l'autorité suprême et le salut n'est accordé que par la seule oeuvre du Christ. Il développa les idées de Wycliffe sur le sacerdoce de tous les croyants. On lui promit un sauf-conduit pour parler au Concile de Constance; trahi, il fut brûlé vif à Constance, le 6 juillet 1415. Les idées de Wycliffe et de Hus, encore partagées au XVIe siècle dans certaines régions du nord de l'Europe, ont posé les fondements de la Réformation, à une époque où la Renaissance donnait ses solutions humanistes au Sud. Les frères de Bohême, ancêtres de l'Eglise morave, inspirés dès 1467 par les disciples de Jan Hus, répandirent leurs idées autant par l'enseignement que par la musique et les chants, comme le feront plus tard les luthériens. Hus lui-même est l'auteur de cantiques chantés encore de nos jours.

Mais une autre voix se fait entendre. Un moine dominicain, Jérôme Savonarole, rassemble de grands auditoires à Florence entre 1494 et 1498. Si sa prédication n'a pas la clarté de celle d'un Wycliffe ou d'un Hus, il discerne néanmoins les grands problèmes de son temps et les aborde sans détour. Il sera pendu et son corps brûlé devant le Palazzo Vecchio, à Florence.

Martin Luther affiche ses quatre-vingt-quinze thèses sur la porte de l'église de Wittenberg, le 31 octobre 1517. Pour placer les événements dans une perspective historique, rappelons que Léonard de Vinci est né en 1452 et qu'il mourut en 1519, deux ans après que Luther eut placardé ses fameuses thèses et dix ans après la naissance de Calvin.

1519, c'est aussi la dispute de Leipzig, entre Luther et le docteur Eck, un grand adversaire de la Réforme. François 1er qui, en 1516, invita Léonard de Vinci en France, où il mourut d'ailleurs, est le souverain à qui Calvin (1509–1564) dédia son Institution de la religion chrétienne, dont la première édition date de 1536.

En 1523, Zurich, sous l'impulsion de Zwingli, rompt avec Rome. Puis, en 1534, Henri VIII d'Angleterre suit le même mouvement, bien que cette rupture ait plus à faire, à ses débuts, avec la vie sentimentale tumultueuse du souverain qu'avec la religion! Mais, enfin, l'Angleterre deviendra protestante!

L'Europe sera partagée entre deux courants de pensée opposés. Au Sud, la Renaissance, en grande partie basée sur l'idéal humaniste de l'homme au centre de toutes choses, et autonome. Au Nord, la Réformation, avec une réponse inverse. Elle explose au moment même où la haute Renaissance s'achève.

Si, pour Thomas d'Aquin, la volonté de l'homme est déchue après la révolte en Eden, il n'en est pas de même de son intelligence. Les humanistes, qui cherchaient des réponses à toutes les grandes questions en partant de l'homme, parvinrent à la même conclusion. Les réformateurs ont défendu une notion plus biblique de la chute: à partir de la raison seule, l'homme ne peut prétendre trouver les réponses aux questions fondamentales qu'il se pose.

Après Thomas d'Aquin, on réalisa de plus en plus fréquemment une synthèse entre l'enseignement biblique et la pensée païenne, non seulement par l'emprunt de mots, mais bel et bien par celui de leur contenu.

Chez Raphaël, par exemple, il y a équilibre entre deux chefs-d'oeuvre qui se font face dans une salle du Vatican, L'Ecole d'Athènes, figurant la pensée des philosophes grecs non chrétiens, et La Dispute, tableau représentant l'Eglise et qui traite de la nature de la messe. Michel-Ange, au plafond de la chapelle Sixtine, a combiné l'enseignement des Saintes Ecritures avec la pensée antique: les prophétesses païennes voisinent avec Jérémie et d'autres hommes de l'Ancien Testament. Un tel mélange se retrouve dans les écrits de Dante.

Guillaume Farel (1489–1565), le réformateur qui précéda Jean Calvin sur les terres de la Suisse romande, manifesta ouvertement, à Bâle, son opposition autant à la nouvelle forme d'humanisme qu'à celle qui s'était déjà introduite dans l'Eglise. Erasme, né vers 1469 à Rotterdam et mort à Bâle en 1536, est le représentant le plus illustre de ce nouvel humanisme. Néanmoins, en publiant, en 1516, une édition du Nouveau Testament en grec original et en encourageant, dans sa préface, la traduction du Nouveau Testament dans toutes les langues vulgaires, il apportera une aide des plus précieuses aux réformateurs. Bien que qualifiée d'humanisme chrétien, la conception qu'Erasme avait du christianisme n'était cependant pas toujours fidèle à la Bible. Erasme et ses disciples préconisaient une réforme limitée de l'Eglise, à l'inverse des réformateurs, qui désiraient revenir à l'Eglise des origines, avec sa marque distinctive, le respect de la seule autorité de la Bible. Ainsi, la rupture était consommée entre Farel et Erasme. Tout en présentant des différences entre elles, les diverses familles de la Réformation du XVIe siècle ont constitué un système – une unité – contrastant avec l'humanisme qui s'était infiltré dans l'Eglise et dans la pensée d'Erasme.

Toutefois, la Renaissance, avec les attitudes nouvelles qu'elle a suscitées, les connaissances qu'elles a développées, le regard critique qu'elle a jeté sur ce qui était jusque-là admis tacitement, a aidé les hommes de la Réformation, heureux de connaître, par exemple, l'étude de la langue latine à partir des textes (Elegantiae linguae latinae) de Lorenzo Valla (1407–1457) – même s'ils rejetaient le scepticisme de son auteur. Mais cette attitude critique à l'égard des traditions ne les a pas amenés à admettre que l'homme pouvait se prendre lui-même comme point de départ de la réflexion. Non, ils préféraient plutôt se tourner vers le christianisme originel et biblique et vers l'Eglise primitive. Ils ne tardèrent pas à constater d'ailleurs que cette Eglise fondée par le Christ avait subi bien des déformations au cours des siècles. Dans une attitude inverse de celle des humanistes de la Renaissance, les réformateurs rejetèrent l'autonomie de la raison. (L'intelligence humaine est-elle infinie et apte à maîtriser toutes les connaissances?)

En réalité, les réformateurs prirent la Bible au sérieux, dans tout son enseignement, comme étant la Parole de Dieu, seule autorité souveraine, qui ne se partage pas avec l'Eglise. L'Eglise est soumise à la Bible, elle n'est pas au-dessus d'elle ni à égalité avec elle. Sola Scriptura. C'est pour cela que, déjà, Martin Luther a traduit la Bible en allemand, dans une langue accessible à tout le monde.

Les réformateurs, de même, ont porté la plus grande attention à ce besoin de l'homme de recevoir les réponses données par Dieu dans les Saintes Ecritures. Une relation libre avec Dieu est- elle possible? Et comment? Quelle est la signification actuelle de la vie? Comment établir clairement la distinction entre le bien et le mal? Pour les réformateurs, l'homme n'éprouve donc pas seulement la nécessité d'un Dieu qui existe, mais celle d'un Dieu qui a parlé de manière à être compris.

Le contraste ne pouvait pas être plus net avec l'attitude de l'humanisme et, dans son sens le plus profond, la Réformation écartait les déformations humanistes introduites dans l'Eglise.

En conséquence, peut-on dès lors considérer la Réforme comme un âge d'or de l'histoire? En dépit de l'insistance des réformateurs sur la conformité de la religion et de tous les domaines de la vie aux standards bibliques, la Réforme n'a pas toujours agi en conséquence et manifesta de sérieuses faiblesses. Ainsi en est-il de la position ambiguë de Luther lors des guerres des paysans, une attitude qui ne manque pas de présenter des aspects accablants. Dans un autre domaine, d'aucuns s'étonneront du peu de zèle des réformateurs pour atteindre d'autres régions du monde avec le message chrétien. Mais un élément fondamental demeure incontestablement: face à l'humanisme, profane et religieux, ils revinrent à l'enseignement de la Bible et à l'exemple de l'Eglise primitive.

Les réformateurs n'ont pas connu de problème quant à la signification des choses individuelles (les particuliers), y compris celle de l'homme. Leur réponse était si complète que la tension entre la nature et la grâce disparaissait. Alors que l'autonomie de l'homme est la caractéristique de la Renaissance, la Réforme, elle, met au centre le Dieu infini et personnel qui a parlé dans la Bible. Et s'il n'y a plus de problème de «particuliers», c'est bien parce que la Bible donne une unité à l'universel et aux particuliers.

Premièrement, la Bible dit des choses vraies sur Dieu, des choses que les hommes peuvent connaître, parce que Dieu s'est révélé. Autrement dit, le mot Dieu n'est pas vide de sens. Dieu n'est pas un «Autre philosophique», inconnu; Il a parlé de lui-même. Comme l'exprime en substance la Confession de Westminster (1643–1649), quand Dieu a révélé aux hommes ses attributs, ces attributs ne sont pas vrais seulement du point de vue des hommes, ils le sont aussi du point de vue de Dieu; ainsi, l'authenticité de ce que Dieu dit de lui-même n'est pas relative, mais absolue. Les hommes peuvent connaître la vérité sur Dieu et, par conséquent, la vérité sur ce qui est l'universel suprême, même si, et parce qu'ils sont des êtres finis, cette connaissance demeure limitée. La Bible parle bel et bien aux hommes de signification, de morale, de valeurs.

Deuxièmement, la Bible nous dit des choses vraies sur les hommes et sur la nature. Sans donner une information exhaustive sur le monde et sur le cosmos, ce qu'elle nous en dit est pourtant tout à fait juste. On y lit des faits authentiques sur la nature, en particulier sur le pourquoi de l'existence des choses et de la forme qui leur est propre. Dès lors que la Bible ne donne pas une information exhaustive sur l'histoire et le cosmos, les recherches des historiens et des savants ne sont pas dépourvues de signification. Même si la rupture est totale entre Dieu et sa création, entre le Dieu infini et les choses créées limitées, I'homme peut connaître la vérité sur Dieu et sur les éléments de la création, puisque Dieu lui a donné la clef – la révélation biblique – pour comprendre ce monde qui lui appartient.

Dans son retour à l'enseignement des Saintes Ecritures, la Réforme s'est enrichie à double titre: d'une part, elle ne connaissait pas d'opposition entre les «particuliers» et l'universel (ou la signification), d'autre part, la science et l'art ainsi libérés se développaient sur la base des déclarations de Dieu dans l'Ecriture. Ainsi, le christianisme de la Réformation s'est démarqué de la faiblesse et de la pauvreté fondamentales de l'humanisme.

La Bible offre une signification aux particuliers – et à l'homme, auquel elle donne sa vraie grandeur. Quel contraste avec l'humanisme, qui, tout en plaçant l'homme au centre, n'apporte en fin de compte aucun sens à l'existence humaine! En revanche, affirmer, en préambule et avec la Bible, que tout homme est créé par Dieu et à Son image, c'est lui donner une dignité – il n'est pas un objet programmé! – et lui offrir, intellectuellement, des réponses substantielles.

Cette position des réformateurs a eu des incidences pratiques considérables dans la société, à l'époque de la Réforme et jusqu'à nos jours. Toutes les facettes de l'activité humaine ont leur dignité particulière. La vocation de l'honnête marchand, ou celle de la ménagère, n'est-elle pas aussi noble que celle du roi? La doctrine biblique du sacerdoce universel (tous les chrétiens sont prêtres) venait encore renforcer ce point de vue : d'une manière très réelle, tous les hommes sont égaux. De surcroît, le gouvernement de l'Eglise par des anciens contenait, en puissance, la notion de démocratie. Cependant, la Bible affirme aussi la chute de l'homme, un événement historique situé dans l'espace et le temps, quand nos premiers parents se sont révoltés et ont refusé de demeurer dans des relations normales avec le point de référence infini, le Dieu personnel. En conséquence, on pourrait dire que les hommes sont sortis de la normalité et qu'ils sont tous également coupables devant Dieu, le roi autant que le cultivateur. Là où l'humanisme de la Renaissance reste sans réponse capable d'expliquer le visible, la Bible, elle, permet aux hommes de résoudre leur dilemme quand ils commencent à réfléchir à leur condition, à la fois privilégiée et cruelle.

La Bible ouvre sur Dieu un chemin bien différent de celui de l'enseignement teinté d'humanisme répandu dans l'Eglise au cours des siècles. L'homme vient à Dieu directement, par la foi, au moyen de l'œuvre parfaite du Christ, de la valeur infinie de son sacrifice sur la croix. Que pourraient donc bien faire les hommes pour mériter l'œuvre du Christ? ou pour y ajouter quoi que ce soit? C'est Sola Gratia, la grâce, et la grâce seule, reçue comme don immérité.

Auparavant, dans certaines églises, une haute grille en bois ou en fer s'élevait entre la nef et l'autel placé dans le chœur, dressant une séparation entre le public et le centre du culte. Cette grille était le jubé, appelé ainsi en raison du crucifix qu'il supportait fréquemment ou qui était suspendu au-dessus de lui.

Pour bien marquer la suppression des barrières, la Réforme n'hésita pas à remplacer le jubé par une Bible, cette Bible qui, seule, indique l'approche directe de Dieu, pour tous. A l'église d'Ollon, dans le canton de Vaud, on voit encore sur le mur les traces du jubé. Mais, comme elle a été disposée dans l'église, la chaire a tout simplement remplacé le jubé!

Guillaume Farel a prêché dans l'église d'Ollon. Et c'est de là, et d'une petite ville voisine, Aigle, que la Réforme s'est répandue en Suisse romande. Après Genève et Lausanne, Farel poursuivit son ministère pendant plusieurs années à la cathédrale de Neuchâtel. La statue de Farel dressée à l'extérieur de cet édifice peut être considérée comme le signe distinctif du christianisme: le réformateur lève la Bible, Sola Scriptura, l'Ecriture seule, comme pour montrer comment s'approcher de Dieu et recevoir les réponses intellectuelles et pratiques essentielles à toute existence.

Soucieux de purifier la religion de toute insistance exagérée sur les symboles visuels, les réformateurs ont été souvent accusés de rejeter les arts. Allons donc! ils n'étaient pas opposés à l'art en tant que tel; pour certains réformateurs, les statues et les tableaux de la Madone et des saints étaient des oeuvres d'art. Sans doute eût-il été préférable que les hommes de la Réformation cachassent ces chefs-d'œuvre dans un entrepôt plutôt que de les détruire; par la suite, on aurait pu les déposer dans un musée. Mais ne serait-ce pas trop exiger d'une époque où les images religieuses étaient adorées, attitude en contradiction absolue avec la Réforme, pour laquelle Jésus-Christ est le seul médiateur entre Dieu et l'homme? Sous la pression des événements historiques, il arriva donc que ces images fussent détruites, même si les réformateurs ont bien établi la différence entre images du culte en particulier et oeuvres d'art en général, les premières seules étant condamnées. Heureusement néanmoins, on peut encore admirer de nos jours, et à travers toute l'Europe, dans des églises et des cathédrales, des milliers de statues qui ont échappé aux regards de protestants trop zélés!

Bernd Moeller (né en 1931), dans Imperial Cities and the Reformation, explique la destruction de certaines statues par la représentation religieuse considérée dès lors comme non biblique par ceux-là mêmes qui en avaient fait don! «Ceux qui ont donné une image n'ont pas simplement vénéré cette image, et ceux qui l'ont brisée ne l'ont pas simplement haïe, mais la préoccupation de l'un et de l'autre était le salut éternel.»

Cette destruction des images peut être mise en parallèle avec l'élimination, par les premiers chrétiens, des bosquets sacrés dédiés au culte des divinités païennes. Si les croyants abattaient ces arbres, était-ce par mépris de la nature et de l'environnement ou en raison de la signification religieuse qui leur était attachée?

A la différence de l'époque contemporaine, les hommes de la Réforme ne vivaient pas dans un monde «divisé» et l'art faisait intimement partie de la vie; il représentait plus qu'une simple valeur esthétique sans relation avec la vérité ou une quelconque signification religieuse.

Pour attester que la Réformation était loin d'être opposée à l'art, il convient de mesurer son impact sur la culture du XVIe au XVIIIe siècle, en peinture et en musique.

Ainsi, Lucas Cranach l'Ancien (1472–1553), peintre et graveur allemand, ami de Luther dont il fait plusieurs portraits avec sa femme. Il peint aussi le père du réformateur et, sans doute, a-t-il gravé les partitions du Recueil de chants de 1524. Luther et Cranach, amis et mutuellement parrains de leurs enfants. Rien n'interdit de penser que Luther a apprécié les divers tableaux de Cranach.

Et la musique, avec le Psautier de Genève, ce recueil de psaumes de 1562, plein d'entrain, aux airs si vifs que des railleurs qualifient de «gigues genevoises»! Et le grand Théodore de Bèze, successeur de Calvin à Genève, avec sa traduction des Psaumes, pour lesquels Louis Bourgeois (1510–1570) choisit et compose les mélodies. Ce psautier dépassera les limites genevoises et suisses et sera utilisé en Angleterre, en Ecosse, en Allemagne et aux Pays-Bas.

A l'évidence, et dans le domaine musical, c'est dans l'Allemagne de Luther que les fruits de la Réformation seront les plus manifestes.

Bon musicien, Martin Luther chante avec une belle voix de ténor et joue des instruments de musique avec adresse et vivacité. En 1524, son chef de chœur, Johann Walther (1496-1570), édite un recueil de chants extraordinairement novateur. Walther et son ami Conrad Rupff travaillent sur ces hymnes dans l'appartement de Luther, qui joue les airs sur son fifre. Cette collection contient le grand hymne «C'est un rempart que notre Dieu», dont les paroles et la musique sont l'œuvre du réformateur.

Le peuple des croyants peut se présenter devant Dieu aussi simplement que par le chant, conformément à la pratique de l'Eglise bien des siècles auparavant. Ambroise (339–397), évêque de Milan, écrit le texte des chants et entraîne le public à interpréter ses psalmodies antiphonées. Luther ne fera pas autrement. «Je désire que les jeunes aient à leur disposition quelque chose qui les libère de leurs chansons d'amour et de leurs chansons légères, qu'ils apprennent des chants sains et se consacrent ainsi de bon cœur au bien; de plus, je ne partage pas l'avis de certains bigots qui pensent qu'il faut supprimer tous les arts au nom de l'Evangile; j'aimerais bien, au contraire, que les arts, et en particulier la musique, se mettent de bon cœur au service de Celui qui nous en a fait don et qui les a créés.» Et c'est signé... Martin Luther, dans la préface de son Wittenberg Gesangbuch.

Parmi les compositeurs de cantiques ultérieurs plus élaborés, mentionnons Hans Leo Hassler (1564–1612) et Michael Praetorius (1571–1621), Heinrich Schütz (1585–1672) et Dietrich Buxtehude (1637–1707). Schütz fut influencé par la musique baroque du Vénitien Giovanni Gabrieli (1557–1612), un style auquel la Réformation donnera un caractère et une orientation propres. Buxtehude, organiste à Lübeck, exercera une forte influence sur Bach. Deux ans avant que Bach vînt écouter Buxtehude à Lübeck, Haendel (1685–1759) le précéda, non comme auditeur de Buxtehude, mais dans l'espoir de le remplacer à ce poste. Une clause du contrat spécifiait que le nouvel organiste devait épouser la fille de Buxtehude. Mais Haendel ne fut pas désigné!

Bach et Haendel assistèrent aux concerts de musique sacrée du dimanche soir, les Abendmusiken organisés par Buxtehude.

L'influence de la Réformation sur la culture ne s'exerçait pas seulement sur une élite privilégiée mais bel et bien sur toute la population. Des musiciens moins célèbres de cette époque ont accompli un travail remarquable, tel Johann Kuhnau (1660–1722), compositeur de sonates bibliques pour le clavecin en 1700.

Profondément empreint du christianisme biblique de son époque, Jean-Sébastien Bach (1685–1750) puise son inspiration dans la culture de la Réformation, dont il est incontestablement le plus éminent des compositeurs. Sans un Martin Luther, sans doute n'y aurait-il pas eu de Bach!

Les compositions de Bach portent en épigraphe «Avec l'aide de Jésus», «A Dieu seul la gloire», ou encore «Au nom de Jésus». «J'apparais maintenant devant Ton Trône» seront les derniers mots écrits par ce compositeur chrétien. La forme et les paroles de sa musique sont en relation avec la vérité biblique.

Le contexte biblique de la Réforme favorisait une riche association de musique et de paroles et une diversité dans l'unité, puisque, là encore, la Bible unit l'universel et les particuliers; en conséquence, les particuliers ont une signification. La variété et une riche diversité d'expressions musicales existent sans aboutir à un quelconque chaos!

Impossible d'oublier Haendel, dont l'œuvre, par sa musique et son message, s'inscrit dans la même tradition du christianisme restauré: Saül et Israël en Egypte, vers 1738, Samson, en 1742, et, au zénith, Le Messie, en 1742. On imagine difficilement la naissance d'un tel chef-d'œuvre dans un milieu où la Bible n'aurait pas occupé une place centrale. L'ordre même des récitatifs, des airs et des chœurs de l'oratorio est strictement conforme à ce que les Saintes Ecritures nous disent du Christ en tant que Messie. Un exemple? De nos jours, on place le chœur de l'«Alléluia» à la fin de l'œuvre, à son point culminant, mais Haendel l'a mis là où il convenait qu'il fût, dans le cours de l'histoire passée et future du Christ, c'est-à-dire à ce moment à venir où il reviendra pour régner sur la terre et où retentira le cri prophétique de l'Apocalypse, «Roi des rois et Seigneur des seigneurs!».

Haendel a probablement rencontré Charles Wesley (1707–1788), pour qui il a composé la musique du cantique «Réjouissez-vous, le Seigneur est Roi!».

En Angleterre, la musique d'église connut, avec Thomas Tallis (vers 1505–1585) et Orlando Gibbons (1583–1625), une orientation identique à celle de la première musique de la Réforme allemande: un style simplifié et l'accent mis sur le contenu devaient favoriser la compréhension des paroles. Cette musique n'avait rien de fortuit, elle était en parfaite harmonie avec ce grand mouvement historique de retour à l'enseignement biblique, avec des oeuvres témoignant, on ne peut mieux, de l'intérêt de la Réforme pour la culture.

Constatation identique pour les arts plastiques. Nous avons déjà mentionné Cranach. Citons encore Dürer (1471–1528), Altdorfer (1480–1538), Hans Baldung Grien (vers 1484–1545) et les frères Beham, Hans (1500–1550) et Barthel (1502–1540).

Même si Dürer a exécuté une partie de son oeuvre avant 1517 (année où Luther affiche ses quatre-vingt-quinze thèses), il doit néanmoins être considéré comme un artiste de la Réformation. En 1521, il est aux Pays-Bas et il entend dire que Luther a été arrêté; en réalité, ses amis l'ont caché pour le protéger. Dürer tient un journal, non destiné à être publié d'ailleurs. En voici quelques extraits.

"Le vendredi précédant la Pentecôte, le 17 mai 1521, la nouvelle parvint à Anvers que Martin Luther avait été perfidement fait prisonnier. Il s'était fié au messager de l'empereur Charles, qui avait reçu l'ordre de l'escorter avec la garde impériale; mais lorsque le messager l'eut amené près d'Eisenach, en un lieu sauvage, il lui dit qu'il n'avait plus besoin de lui et s'en alla. Bientôt dix cavaliers surgirent; traîtreusement, ils emmenèrent cet homme pieux trompé, que le Saint-Esprit illuminait et qui faisait profession de la véritable foi chrétienne. Est- il encore en vie? L'a-t-on tué? Si oui, c'est pour la vérité chrétienne qu'il a souffert, parce qu'il avait réprimandé la papauté non chrétienne, cette papauté qui fait obstacle à la libération du pesant fardeau des lois humaines apportée par le Christ; il a aussi souffert pour que nous soyons encore plus longtemps dépossédés et complètement dépouillés du fruit de notre sang et de notre sueur, et afin que ce fruit soit, honteusement et de façon blasphématoire, dévoré par des paresseux pendant que les gens desséchés par la soif meurent.

Ce qui est le plus dur à comprendre pour moi, c'est que Dieu veut peut-être nous maintenir soumis à leur faux et obscur enseignement, cet enseignement qui n'a été que fabriqué et rassemblé par des hommes qu'ils appellent pères. Voilà pourquoi l'exquise Parole de Dieu est mal expliquée ou n'est pas même enseignée en bien des lieux.

Ô Dieu du ciel, aie pitié de nous! Ô Jésus-Christ, prie pour ton peuple, délivre-nous en temps voulu, maintiens-nous dans la stricte et vraie foi chrétienne, rassemble les brebis égarées en tous lieux par ta voix appelée la Parole de Dieu dans l'Ecriture! Aide-nous à reconnaître cette voix qui est la tienne, afin que nous ne répondions pas à un autre appel tentateur (qui ne serait que le fruit de l'imagination humaine), afin que nous ne t'abandonnions jamais, Seigneur Jésus-Christ!... Ô notre Dieu! Tu n'as jamais accablé un peuple de lois humaines d'une façon aussi horrible qu'à l'heure actuelle, où nous sommes soumis à la chaire de Rome, nous qui désirons être des chrétiens libres, rachetés par ton sang. Ô Dieu Très Haut, céleste Père! répands dans nos cœurs par ton Fils Jésus- Christ une telle lumière que nous reconnaissions quel est le messager à qui nous sommes contraints d'obéir, afin que nous puissions rejeter en toute bonne conscience les fardeaux imposés par les autres et être capables de Te servir, Toi, le Père céleste éternel, d'un cœur joyeux et gai.

Si nous avions perdu cet homme qui a écrit plus clairement qu'aucun autre depuis cent quarante ans, cet homme à qui tu as donné un esprit si évangélique, nous te prions, ô notre céleste Père, donne à nouveau ton Saint-Esprit à quelqu'un qui rassemble ta sainte Eglise chrétienne, afin que nous puissions de nouveau vivre chrétiennement et afin que, à cause de nos bonnes oeuvres, tous les incroyants, comme les Turcs, les païens et les habitants de Calicut aient eux-mêmes le désir de venir nous rejoindre et acceptent la foi chrétienne... Ô Seigneur! montre-nous ensuite la nouvelle, la splendide Jérusalem descendant du ciel, dont parle l'Apocalypse, le saint et pur Evangile qui a été obscurci par la doctrine des hommes.

Après tout, quiconque lit les livres de Martin Luther peut se rendre compte de la clarté et de la transparence de son enseignement lorsqu'il expose le Saint Evangile. Il faut donc respecter ces livres et non pas les brûler; ou alors il faut précipiter ses adversaires, qui combattent en tout temps la vérité, dans le même feu, avec leurs thèses qui fabriquent des dieux avec des hommes; puisse-t-on s'arranger pour que les nouveaux écrits de Luther soient à nouveau imprimés! Ô Dieu, si Luther est mort, qui proclamera désormais le Saint Evangile avec autant de clarté? Ô Dieu! que n'aurait-il pas pu encore écrire pour nous en dix ou vingt ans de plus?"

Dans une lettre à George Spalatin, en 1520, Dürer écrit:

"Très humblement, puis-je demander à Votre Grâce de vous recommander le docteur Luther; il est digne d'éloges en ce qui concerne la Vérité chrétienne; nous nous préoccupons davantage de la vérité chrétienne que de toutes les richesses ou puissances de ce monde, car tout cela passe avec le temps, la vérité seule demeure éternellement. Aide-moi, ô mon Dieu, à pouvoir rencontrer le docteur Martin Luther pour que je le peigne avec soin et que je le grave sur cuivre, afin que demeure le souvenir de cet homme qui m'a aidé à sortir de grandes angoisses. Je demande à Votre Honneur, si le docteur Martin publie quelque chose de nouveau en allemand, de me le faire parvenir contre remboursement."

Bien des éléments à relever, dans ces deux citations. Dürer dit que Luther a écrit plus clairement que n'importe qui depuis cent quarante ans, soit depuis John Wycliffe et Jan Hus. Il est permis de penser que Dürer faisait une mention particulière de Jan Hus, dont l'influence demeurait forte en Allemagne méridionale. Ainsi, même si Dürer a exécuté ses magnifiques gravures sur bois pour illustrer l'Apocalypse (1498), sur cuivre du Chevalier de la mort et du diable (1513) et de Saint Jérôme dans sa cellule (1514) avant l'affichage des quatre-vingt-quinze thèses de Luther à Wittenberg, il s'inscrit néanmoins dans la lignée de ces hommes qui, bien avant la Réformation, en avaient exposé quelques idées fondamentales, notamment celle de l'autorité souveraine de la Bible. On trouve dans ce journal l'écho d'une des idées-forces de Hus: le salut n'est pas accordé en additionnant les oeuvres de l'homme, mais par le moyen du Christ, et par Son oeuvre seulement.

A deux reprises, Dürer cite le dernier livre de la Bible, l'Apocalypse. On discerne ici très nettement le lien avec ses gravures antérieures sur bois. Son art est un prolongement culturel de la Réforme, comme la musique de Bach le sera plus tard. Contemporain de Raphaël, de Michel-Ange et de Léonard de Vinci, Dürer, dès l'âge de treize ans déjà, prend la nature au sérieux. Ses belles aquarelles de fleurs et de lapins montrent clairement la réelle valeur que le monde du Créateur a pour lui.

Loin de moi l'idée de prétendre que l'ensemble de l'art de la Réforme fut toujours supérieur, du point de vue artistique, à l'art du sud de l'Europe, mais penser que la Réforme a déprécié l'art et la culture, ou même qu'elle n'a rien produit dans ces domaines, est soit une absurdité, soit une malhonnêteté.

Les chrétiens ne sont pas les seuls à pouvoir exécuter de beaux tableaux ni les seuls à être capables d'inspirations créatrices! Qu'il le sache ou pas, le reconnaisse ou pas, chaque homme a été créé à l'image de Dieu – une image certes déformée par la chute – et il manifeste son esprit créateur dans la peinture, les sciences, la mécanique, tous domaines d'activités qui n'exigent pas une impulsion divine particulière. L'esprit créateur distingue l'homme du non-homme. Les oeuvres créées reflètent toujours la marque distinctive de leur auteur et sa vision personnelle du monde. On peut ainsi comparer l'art de la Renaissance à celui de la Réforme, ou l'orientation des inspirations créatrices en science.

Après l'Allemagne, les Pays-Bas verront l'épanouissement de l'influence de la culture réformée dans la peinture de Rembrandt (1606–1669), un chrétien qui avait placé sa confiance dans l'œuvre du Christ. En 1633, il peint, pour le prince Frédéric Henri d'Orange, L'Elévation de la croix. Sur ce tableau, actuellement à l'Alte Pinakotek de Munich, un homme coiffé d'un béret bleu élève le Christ sur la croix: cet homme, c'est Rembrandt. Un autoportrait au demeurant, où le peintre affirme à la face du monde que ses propres péchés ont envoyé le Christ à la croix.

Dans toute son oeuvre, où il ne cherche ni à idéaliser ni à dévaluer la nature, Rembrandt montre qu'il est un homme de la Réforme. Il s'appuie sur la base biblique qui lui permet d'exceller en représentant les hommes avec une grande pénétration psychologique. Certes, l'homme est grand, mais aussi cruel et brisé, lui, le révolté contre Dieu. La peinture de Rembrandt développe un caractère élevé, mais elle sait aussi s'abaisser. Puisqu'on peut jouir de cette création de Dieu, Rembrandt n'a pas besoin de s'évader dans le monde de l'illusion, à l'instar de tant de peintres baroques de la Contre-Réforme.

Pensons à un autre tableau de Rembrandt, Danae, de 1636, exposé au musée de Saint-Pétersbourg. La femme du peintre, nue, l'attend au lit. Rembrandt n'est pas sur le tableau. Caché, il en est pourtant le point central. Sa femme, regardant sur sa gauche, le voit s'approcher, image d'amour et de douceur.

Le grand artiste hollandais a compris: le Christ est le maître de toute la vie. L'artiste vit en chrétien, au milieu du monde, et n'a pas besoin de se diviniser lui-même; dans sa peinture, il peut se servir du monde de Dieu, et de sa forme.

Tant d'artistes hollandais étaient si pénétrés de cette culture réformée reflétée dans leurs portraits, leurs paysages et l'atmosphère paisible de la vie quotidienne qu'on en vient à recevoir la réalité de tous les jours comme un don du créateur divin. La vision de la nature est précise et la vie devient un ensemble de choses nobles et belles. Peut-être la Renaissance aurait-elle pu faire un bout de chemin dans une si bonne direction, mais tout fut compromis par l'humanisme, avec son esprit d'autonomie.

En 1860, Jacob Burckhardt (1818–1897), dans La Civilisation de la Renaissance en Italie, souligne la différence capitale entre la Renaissance et la Réformation. Sans suivre l'historien bâlois à la lettre, le contraste qu'il établit entre la Réforme et la Renaissance est remarquable et demeure très actuel : la liberté a été introduite dans le Nord par la Réforme et dans le Sud par la Renaissance, où là, hélas! elle conduira à la licence. Pourquoi? La Renaissance humaniste ne donnera à l'homme aucune signification aux particuliers de la vie et elle ne désignera aucune source d'absolu en matière de morale. Dans le Nord? Le peuple de la Réformation, soumis à l'enseignement de l'Ecriture, trouve la liberté, et des valeurs absolues et compulsives.

 


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